CHAPITRE XI
« C’est un bel endroit, abrité des vents, couvert de forêts dans lesquelles le gibier doit courir en abondance… C’est un bel endroit pour y choisir un arbre et y bâtir sa maison ; mais… mais ce n’est pas suffisamment loin. C’est un endroit simplement pour ce soir… »
C’étaient les paroles de Niels lorsqu’ils avaient découvert la vallée. Irilia s’en souvenait mot pour mot. C’était comme si Niels avait prononcé ces paroles la veille.
Mais il y avait neuf jours, exactement, qu’ils se trouvaient dans la vallée. Et ils n’en bougeaient pas, et Niels ne donnait pas l’impression de vouloir en bouger jamais.
« Un endroit pour un soir, seulement… » Ce soir-là, ils s’étaient fait un nid dans les broussailles basses. Et puis, ils s’étaient donnés l’un à l’autre, pour la première fois. Totalement, de toute leur âme, ils avaient échangé leurs caresses, leur chaleur.
Et puis… et puis, dans cette même nuit, il y avait eu cette explosion de cris. Il y avait eu, au matin, cette rencontre avec celle que Niels appelait Fille-des-Dieux.
Alors, Niels qui voulait fuir au loin, très loin, peut-être jusqu’au bord du monde à la limite des Grands Précipices, alors Niels était resté. Là, dans cette vallée. Niels disait : « Nous ne sommes pas damnés, Irilia. Les Dieux ont mis sur notre chemin cette fille qui est une de leurs filles. C’est un signe. Peut-être pour nous éprouver. Nous devons la secourir, et nous gagnerons ainsi notre pardon. Nous gagnerons les faveurs des Dieux. »
C’était ce que disait Niels, ébloui. Et Irilia ne pouvait s’empêcher de penser que l’espoir du pardon n’était pas seul en cause quand il tournait autour de la fille des Dieux au pied blessé, quand il lui souriait, quand il lui apportait à manger… Il y avait, dans ces moments-là, comme une torsion de feu qui embrasait le cœur d’Irilia. Ça faisait mal. C’était plus douloureux encore que lorsqu’elle avait su qu’il devait partir pour le Voyage – et comme il était loin, ce temps-là – du village de Folog !
Pourtant, elle ne s’était pas laissé faire, lorsque Niels était parti avec les autres qui étaient presque des hommes. Elle s’était rebellée ouvertement contre la loi des ancêtres, contre les tabous, contre toutes les choses établies depuis des siècles. Elle n’avait pas hésité à risquer sa vie comme son salut, pour rejoindre celui qu’elle aimait. Alors, elle ne se laisserait pas manœuvrer davantage ici. Fille des Dieux ou pas !
Doucement, le soir tombait sur ce neuvième jour, sur cette clairière qui, à la longue, aurait peut-être pu devenir une amie, sur cette maison de bois dur que Niels avait construite dans les premiers jours, afin de protéger la Fille des Dieux. Une maison, petite et chaude. Une vraie maison, comme il aurait pu en dresser une pour elle, Irilia. Pour elle et lui. Des murs de troncs jointoyés à l’aide de gazon ; un toit de genêts bien épais et savamment nattés. Il faisait chaud et sombre dans la maison. Il y avait un foyer surélevé, au centre, continuellement garni de braises, et la fumée montait tout droit, pour s’échapper par un trou dans le toit.
Que cette fumée fût visible ou non ne semblait guère gêner Niels, ni qu’elle attire, par exemple, les chasseurs lancés à leur poursuite. Il ne s’embarrassait plus à prendre de telles précautions ; il se disait que les Dieux et la Fille des Dieux qui se trouvait dans la maison les protégeaient contre toute atteinte extérieure. Il devenait fou.
Niels sortit de la maison sans refermer la porte. Assise sur un tronc abattu, à dix pas de là, Irilia ne bougea point. Quelques instants plus tôt, il était revenu de la chasse, portant sur ses épaules une jeune chevrette. Il était allé, bien entendu, se faire admirer par la Fille des Dieux…
Irilia le regarda hisser la chevrette contre le mur. Il accrocha les pattes postérieures écartées aux deux pitons de bois, fendit d’un coup de couteau le ventre de la bête.
(« Tu n’étais pas, Niels, de ceux qui tuent les chevrettes ou les biches quand cela n’est pas nécessaire… Et, aujourd’hui, ce n’était pas nécessaire : il reste beaucoup de viande de ce cochon sauvage que tu as tué avant-hier. Mais la Fille des Dieux – Celle-qui-chante, comme tu la nommes à cause de son curieux langage – a fait la fine bouche, n’est-ce pas ? Elle n’apprécie guère la chair lourde de cochon sauvage… Et toi, l’idiot, tu es allé tuer une chevrette. Tu lui ouvres le ventre sans remords… Et, pourtant, Niels, n’est-ce pas toi qui disais qu’ouvrir le ventre d’une femelle qui n’a jamais donné la vie est comme un crime ? Aussi vrai que je suis Irilia, je me souviens t’avoir entendu prononcer ces paroles, Niels !… Mais que reste-t-il de ce temps-là où tu n’étais pas fou ? Qu’en restera-t-il, bientôt, si tu continues… si je ne fais rien ?… »)
Les entrailles de la bête avaient coulé dans un grand gargouillis et un nuage de vapeur aux pieds de Niels. Il incisait présentement la peau, de la pointe du couteau, pour ensuite la faire glisser sur la chair bleue et rousse, comme une robe étroite, déchirée.
Irilia regardait sans bouger. Le ciel était chargé de longs nuages gris et pesait sur le soir.
Niels décapita la chevrette et posa la tête à part. Il tendit la peau au sol, poussa dessus les entrailles fumantes. Il noua la peau pour en faire un ballot qu’il irait jeter aux renards en bordure de forêt.
Irilia l’appela comme il se redressait. Il avait les mains rouges de sang et tenait toujours son couteau. Il s’approcha. Avant l’arrivée de la fille des Dieux, il aurait couru… Il s’approcha d’un pas lourd, comme pour bien montrer qu’il avait autre chose à faire.
A deux pas d’Irilia, il s’arrêta, essaya de sourire, mais cette tentative avorta à peine née, sur les premières paroles d’Irilia.
— Qui es-tu, maintenant, Niels ?
(« Je sais que ces paroles ne sont pas bonnes, ni celles qui devraient être dites… Mais je n’en puis plus, Niels. Je me moque de ce qui devrait être dit. J’ai attendu plus fort que tu ne peux imaginer. Et j’ai mal, et je voudrais que tu aies mal, toi aussi… »)
Le visage de Niels se figea. Il regarda la peau rougie de ses doigts, fit passer son couteau d’une main à l’autre, essuya sa main libre sur son pantalon.
— C’est pour cela que tu m’as appelé ? demanda-t-il.
— C’est pour cela. Qui es-tu, Niels, qui tue, les chevrettes vierges pour le plaisir d’une femelle au pied coupé ? Qui es-tu, Niels, qui ne me regardes plus, qui, pour cette autre femelle, as cessé de fuir, méprisant toute prudence ? Qui es-tu, maintenant, Niels de la Porte sur la Montagne ?
Il posa sur elle un regard lourd, puis haussa une épaule. Il allait tourner les talons, mais Irilia bondit.
— Non, Niels ! Ne pars pas ! Ce serait trop facile… Ecoute ce que j’ai à te dire, Niels-le-long. Après, tu partiras si tu veux, ou bien ce sera moi. Mais tu m’écouteras, au moins une fois, Niels ! Tu m’écouteras !
Elle était pâle et essoufflée, ses yeux flambaient. Sous la robe de daim, sa poitrine ronde se soulevait à un rythme accéléré.
— Eh bien ! dit Niels. Va… Dépêche-toi, si tu veux parler.
Irilia s’approcha de lui jusqu’à sentir son odeur de sueur et de sang frais, mais elle ne le toucha point. Elle planta la braise de ses yeux dans les siens. Elle dit :
— Il faut partir, Niels. Toi et moi. Laisser cette fille et partir, nous en aller loin, comme tu le disais, comme tu le voulais. Comme nous le voulions, toi et moi. Oublie celle-là au pied coupé.
Une sorte de rapide sourire flotta sur les lèvres de Niels. Il dit :
— Que crains-tu, Irilia ? Pourquoi cette colère ?
— Tu l’aimes, dit-elle sourdement. Tu parles d’elle comme d’une fille des Dieux, mais tu la veux pour toi, tu veux son ventre !
— Un homme n’a-t-il pas le droit de posséder plusieurs épouses ? C’est la loi de tous les clans des hommes, et…
— Non ! Je ne reconnais pas ce droit aux hommes, et je ne reconnais pas cette loi. C’est contre cette loi, Niels, que nous nous sommes rebellés, souviens-toi ! C’est pour vivre avec toi, avec toi seul, que j’ai bousculé cette loi. Et toi aussi, tu en étais heureux, toi aussi ! Tu aurais pu me repousser, Niels, mais tu ne l’as pas fait, et tu étais heureux de ne pas le faire. Rappelle-toi cela ! La loi disait aussi que les enfants mâles et femelles d’un même père, ou d’une même mère, n’ont pas le droit de s’unir par le ventre. Et c’est ce que nous avons fait, Niels, toi et moi. Nous sommes en dehors de la loi, n’essaie pas de t’y raccrocher !
Il se balança d’un pied sur l’autre. Il dit :
— Ne parle pas d’elle comme tu le fais, Irilia.
— Qu’est-ce qu’elle a, Niels ? Qu’est-ce qu’elle t’a fait ? Elle est petite, elle n’a pas de hanches pour les caresses et les enfants, elle n’a pas de seins ! Elle a ce pied coupé… Elle ne sait que te sourire, avec son beau visage, et parler dans ce drôle de langage que tu ne comprends pas.
— Parfois, dit Niels, je crois comprendre. C’est comme une musique, et c’est dans ma tête. Je comprends ce qu’elle veut. C’est une fille des Dieux, et je suis, pour l’instant, celui qui la protège.
— Mensonges, Niels ! Les Dieux n’existent pas, tu le sais au fond de toi. Tu me l’as dit, Niels ! Tu le sais tout comme moi. Il n’y a pas de Dieux et les légendes sont fausses. Les légendes tiennent les hommes, j’en suis certaine, Niels. C’est également contre cela que nous nous sommes révoltés. Tu ne peux avoir oublié, Niels !
Aux paroles d’Irilia, le regard de l’homme s’était durci. Pendant un moment, il donna l’impression d’hésiter entre la colère et la moquerie. Cette seconde alternative l’emporta.
— Elle n’est pas une fille des Dieux ? Qui est-elle, alors, Irilia qui sait tout ?
Irilia secoua la tête en un geste rageur et impuissant tout à la fois.
— Je ne sais pas tout. Je ne sais pas qui elle est ni d’où elle vient… Mais elle ne vient pas de l’Autre Ciel, j’en suis certaine. Le monde est grand. Elle est peut-être d’un peuple inconnu, à l’autre bout de la Terre. Elle n’est pas une fille des Dieux !
Telle un grondement d’orage, la voix de Niels tonna :
— Tais-toi, Irilia ! Celle-qui-chante est une fille des Dieux, aussi vrai que tu es une femelle du peuple des hommes. Je le sais ! Je l’ai vu ! Elle possède des pouvoirs que tu ne peux imaginer !
— Le pouvoir de te rendre fou !
— Son pied coupé, Irilia !… Son pied coupé repousse ! comme s’il s’agissait simplement d’un ongle. Il repousse, entends-tu, incrédule ? Ce n’est plus un moignon sanglant, c’est un petit pied, comme un pied de bébé, et qui grandit de jour en jour !
Irilia demeura sans voix. Elle aurait voulu trouver les mots nets et tranchants pour balayer cette ahurissante révélation. Mais les mots ne vinrent pas.
— Oui, continua Niels sur un ton grave. Oui, j’ai rejeté les lois, oui, je me suis damné… Les Dieux ont été bons avec moi en me donnant l’occasion de me racheter. Ils ont mis cette fille devant moi. Je ne veux pas son ventre, je ne la désire pas comme une femelle, comprends-tu cela ? Comment peux-tu imaginer une chose pareille ? Elle est là pour m’aider, et je saurai profiter de cette chance !
— De cette chance ! souffla Irilia. Quand je t’ai rejoint, tu étais heureux. Tu t’es cru fort un instant… Mais, en réalité, tu avais peur, Niels. Tu n’as cessé d’avoir peur !
— Il y a des siècles que les hommes vivent suivant la loi ! tonna Niels. S’en portent-ils plus mal ?
— Depuis des siècles, renvoya doucement Irilia, les hommes chassent. Un jour, pour certains d’entre eux, le gibier manqua. Qui était-il, celui qui le premier décida de planter les graines du blé en terre ?
Dans son corps tout entier vibrait une haute colère, ainsi qu’un désespoir profond. Un désespoir acide et griffu. Car elle avait perdu le combat et le savait. Car elle s’était trompée. L’ennemi, ce n’était pas cette fille aux hanches étroites et à la poitrine de jeune homme, ce n’était pas cette présence vivante et matérielle. L’ennemi, c’était ce que cette présence représentait dans le crâne de Niels, c’était l’idée des Dieux, c’était la force des lois ancestrales, la crainte, la peur livide d’un au-delà factice qu’on exprimait par le néant et la tourmente, si les lois n’étaient pas respectées. La vieille peur, née à l’aube des temps. La bête aux crocs découverts, mangeuse d’amour. C’était tout cela, l’ennemi, et c’était invisible, impalpable, d’une autre force et d’une autre taille qu’une pauvre femelle au ventre chaud !
Emportée par la douleur criarde, Irilia hurla :
— Elle n’est pas une fille des Dieux ! Les Dieux sont nés dans la tête peureuse des hommes ! Je ne crois pas que son pied repousse ! Elle peut mourir, Niels, elle peut mourir !
D’un geste vif, elle arracha le couteau des mains de Niels, s’élança en direction de la maison. Une ou deux secondes furent nécessaires à Niels avant qu’il réagisse, et il bondit derrière la jeune fille.
Il la rattrapa à moins de vingt pas de la maison, abattit lourdement son poing fermé sur son épaule. Elle cria de douleur et trébucha. Souple et vive comme une bête sauvage, elle se redressa et fit face. Ses cheveux défaits lui battaient le visage. La haine tordait ses lèvres, noyait ses yeux. Elle pleurait.
Gronda :
— Recule-toi, Niels ! Laisse-moi… Laisse-moi te prouver qu’elle n’est pas fille des Dieux, qu’elle peut mourir !
La haine était pareille, dans le regard de Niels. Il plongea en avant avec un grognement rauque, évita de justesse le coup de couteau, saisit entre ses doigts puissants le poignet d’Irilia. Continuant le mouvement en un éclair, il renversa la lame vers la poitrine de la jeune femme, poussa.
Et l’horreur coula dans les yeux exorbités d’Irilia. L’horreur, la surprise.
Hébété, Niels recula de deux, trois pas.
Irilia tenait toujours le couteau à deux mains, enfoncé jusqu’à la garde sous son sein gauche. Elle baissa le front, regarda ses mains, le manche de corne veinée. Sans effort, elle retira le couteau et sa robe de peau se tacha instantanément d’une large tache brune.
Et puis, elle releva la tête. L’horreur et la surprise avaient disparu de ses yeux. Restait une énorme, une immense peine.
Elle tomba sans un mot, sans un cri, comme la chevrette avait dû tomber sous la flèche de Niels.
Et seulement alors Niels se précipita vers elle, se coucha sur elle, criant son nom, appelant de tout son être le retour de la vie dans les yeux si sombres de la jeune femme. Les yeux si sombres et profonds d’Irilia qui ne voyaient plus rien.
*
* *
« Ils sont étranges. Je veux dire : ils étaient. Car maintenant, il ne reste plus que le mâle. Ils se sont battus et le mâle a tué la femelle. D’une certaine façon, j’en suis très satisfait et, d’une autre… désolé n’est peut-être pas le mot exact, mais c’est tout de même un peu ça.
« Cela s’est passé voici maintenant trois jours. Ils se sont disputés. Je le sais. J’ai entendu et compris leur dispute ; je veux dire que j’ai compris ce qui se passait dans leur tête. Il m’a fallu du temps, il a fallu que je m’adapte à leur forme de pensée. Oui, ils pensent. C’est encore une découverte. Mais j’ai fait en douze jours mille découvertes…
« La femelle nourrissait à mon égard un sentiment bizarre que je n’ai pas encore tout à fait expliqué ni compris, mais dans lequel, en tout cas, entrait une large part d’hostilité. Que le mâle s’occupe de ma personne comme il le faisait ne lui plaisait guère, assurément. Elle se sentait abandonnée, peut-être trahie… Assurément, le mâle a agi comme un idiot. Je ne veux pas parler du meurtre, mais de ce qui a conduit au meurtre. Et même après, il a traversé une crise de tristesse assez spectaculaire. Je l’ai aidé à surmonter cette dépression, sans qu’il s’en doute, bien entendu… Il a enterré la femelle près de la maison. A présent, il donne l’impression de n’y plus trop penser, mais il faut que je guette la moindre défaillance et que je le soutienne psychiquement. »
Il était assis devant la maison, dans le soleil clair de l’après-midi. L’averse avait giflé la forêt pendant plus de deux heures mais, à présent, tout était doré, scintillant. Depuis quelques jours, il pleuvait fréquemment. Et cela avait suffi pour que les bourgeons éclatent, que les tendres feuilles s’épanouissent.
Le Lohert était assis sur le banc de bois fabriqué par le sierk. Il regardait précisément le sierk qui coupait des basses branches à l’orée de la forêt. Les coups de hache résonnaient clairs et drus.
Le Lohert eut un coup d’œil vers son pied blessé. La régénération se poursuivait normalement et le nouveau pied avait presque atteint sa taille normale. Le Lohert sourit.
« Je suis certain d’une chose. C’est que ceux-là ne sont pas de l’espèce des autres sierks que nous avons eu l’habitude d’étudier sur Vataïr. Une autre espèce… Ce serait… ce serait un succès inespéré. Je suis entré en contact mental avec celui-là, sans qu’il s’en doute, et j’ai compris qu’il pensait, qu’il était doué d’intelligence, même si celle-ci est d’un niveau plutôt bas, il s’agit bien d’intelligence et non d’instinct. Il pense, il juge et organise ses actes, il invente. Il est capable de faire des bêtises – je ne dis pas des erreurs – il est capable de déraison : et c’est bien la preuve qu’il possède l’intelligence…
« Je l’ai poussé à parler des légendes qui sont les siennes. J’ai forcé sa mémoire et il a raconté. Avec des mots que je ne comprenais pas, bien entendu. Mais j’ai saisi les images formées par sa pensée. Et ces légendes… ces déformations oniriques d’un très lointain passé, sont, j’en suis certain, la clé de l’énigme.
« Peut-on admettre pour les sierks, pour les races intelligentes, le processus de l’évolution ? Le Vatayéen l’a toujours refusé. Mais pourquoi ? L’évolution est dévolue à une sous-classe des races vivantes : les races animales. Elle est normalement inscrite dans les individus, génétiquement, et ne peut aller au-delà d’une finalité prévue. Ce qui n’est pas le cas pour la famille intelligente des Vatayéens. Ce qui est donc le cas des sierks, qui sont des animaux supérieurs, mais des animaux. Oui… mais ces animaux pensent, j’en ai acquis la certitude. Ils sont intelligents. Alors ?…
« Alors, qui a jamais expliqué l’origine de la race vatayéenne ? Qui ? Les machines, les machines de Vataïr et, depuis des millions d’années, les Vatayéens s’en remettent aux machines. La naissance de la race s’explique, disent les machines, scientifiquement. Sur un monde quelconque, il y a très longtemps, les conditions physiques furent telles, à un moment, que l’œuf de la vie naquit. Et de l’œuf sortit le Vatayéen, qui possédait l’intelligence et, de ce fait, fut immédiatement capable de créer les machines qui devaient l’aider à parvenir au sommet de son évolution.
« Attention ! Une évolution dirigée et consciente, précise, voulue et non pas une évolution animale, involontaire en quelque sorte. Les Vatayéens n’ont jamais eu ces idées de Dieu qui apparaissent dans les légendes du sierk. Ils n’en ont pas besoin, car ils ont les machines et ils sont Dieu. Ils créent, ils pétrissent le monde. Ils possèdent la force, bientôt l’immortalité. Ils sont Dieu…
« Quelle était la planète de naissance ?… Quelle planète, parmi les milliards de mondes connus des quatre univers ? Qui s’est jamais posé la question ?
« Je réponds : D’om. Je réponds : cette terre. Je dis que c’est possible. Je dis, me référant aux légendes de ce peuple – qui, de plus, au physique, nous ressemble étonnamment, si ce n’est la différenciation sexuelle et quelques autres petits détails – je dis qu’un peuple très intelligent peuplait ce monde, il y a au moins trois ou quatre millions d’années. Un peuple d’humains, technologiquement avancé. Un peuple qui figurait l’aboutissement d’une évolution animale et intelligente. Et ce peut être l’image des Dieux des légendes. Pour une raison inconnue, ou plusieurs raisons, il semble que la planète soit assez triste, désolée, et dépourvue de ressources naturelles, peut-être épuisées ? Les habitants sont partis pour l’Autre Ciel – l’Espace ? – à la recherche de mondes meilleurs ? Et je suis certain que des travaux de biologie, par exemple, avaient donné naissance à une nouvelle race. Cette création d’Ib, dont parlent les légendes. Certains super-individus sont donc partis, laissant au sol les non-mutants. Les abandonnant.
« Ceux-là se sont accrochés. Ils étaient en nombre réduit et ils peuvent avoir gardé de je ne sais quels abus le désir impérieux de respecter le sol, la nature, oubliant les découvertes scientifiques qui avaient causé leur abandon, qui avaient créé l’autre race… Ces lois sévères sur le repeuplement entre clans trouvent peut-être leur origine dans ce souvenir. Et les autres sierks – les quasi-animaux – sont peut-être le produit monstrueux de ceux qui désobéirent à ces principes… Il faudrait sérieusement étudier la reproduction entre sujets différenciés…
« Je suis sûr que… J’apprendrai davantage, je le sais. Je parlerai un jour avec le sierk. Je saurai… Mais je suis certain de ne pas me tromper… »)
Sur le banc de bois, devant la maison, le Lohert sourit.
(« Et s’ils étaient vos ancêtres, Vatayéens, ces sierks que vous chassez ? Que vous mangez… »)